La source: Laurent Gaudé et ses sources

Radio France Radio France 5/7/23 - Episode Page - 57m - PDF Transcript

France Inter

Je crois qu'il y a un très vieux fantasme et très beau fantasme

dans l'écriture qui est qu'on écrit pour rééquilibrer quelque chose du monde

et moi ça me touche beaucoup cette idée là.

La source c'est l'endroit où les histoires naissent.

Le lieu où les autrices et les auteurs vont se cacher

avant que les livres n'apparaissent sur les tables de librairie.

On n'a pas le droit de se laisser en paix quand on écrit

et c'est peut-être la seule éthique qu'il y a dans l'écriture

parce que c'est pas un endroit de morale, c'est pas un endroit de politesse l'écriture

mais par contre de d'exigence, oui.

La source

Cécile Coulon sur France Inter

Si on vous demandait votre définition du verbe partir, quelle serait votre réponse ?

C'est une question difficile.

La fuite, l'exil, la quête d'une identité, la poursuite d'un rêve, d'une vengeance,

les départs forcés et volontaires, les retours timides ou victorieux,

les ventes, la mort évidemment, un seul mot pour tant de peur, d'angoisse,

de joie et surtout de voyage.

Peut-on trouver sa place dans le monde sans avoir le courage de partir ?

Et que choisit-on de connaître de ses semblables lorsqu'on se jette dans les voyages ?

À l'inverse, celles et ceux qui restent, qui ont fait de leur terre natale un univers entier,

cela sont-ils moins courageux et moins aventuriers ?

En France, Laurent Godet sillonne depuis plus de 20 ans les définitions multiples,

changeantes, douces et cruelles, de ce mot si difficile à décrire.

Les traversés sont au cœur de ces ouvrages.

Ils n'existent pas dans ces textes de pays immobiles ou d'hommes sans âme.

Il est toujours question de bouleversement, de déploiement, de livraison, des ailleurs et des possibles.

D'abord, dramaturge, Laurent Godet publie son premier roman, Cri, en 2001,

après avoir écrit trois pièces de théâtre.

Suive la mort du roi de Sungor en 2002, puis le soleil des squartins en 2004,

pour lequel il reçoit le prix Goncourt.

Depuis, Laurent Godet a publié dix autres romans, écrit de longs poèmes édités chez Actes Sud

et raconté à travers 14 pièces de théâtre les vagues du corps et des pays,

les longs silences et les déchirements politiques.

Bonjour Cécile, c'est Laurent Godet.

Je propose qu'on se retrouve si ça vous va, gare Montparnasse, à Paris,

dans le hall des départs et ça pourrait être par exemple devant la voie 7.

Voilà, je m'aurai joui beaucoup de vous voir, à très vite.

Nous nous sommes retrouvés, avec un peu d'avance, ce qui est rare, à Paris.

Nous sommes à l'heure actuelle, très précisément, sur le quai 24,

à peu près à un tiers du quai 24.

Au face de nous, sur le quai lui-même, il n'y a pas de train,

mais il y en a un sur le quai d'en face qui vient de s'allumer,

qui est en partance, je crois, pour Le Mans.

Et donc notre quai est vide pour l'instant,

parce que ça n'intéresse personne.

On est dans un petit coin de la gare, un peu à l'écart du flux des gens.

Pourquoi est-ce que vous avez choisi cette gare Montparnasse

sur les deux rendez-vous que vous m'avez donnée ?

Pour plein de raisons que je vais essayer de vous donner pelmèles.

D'abord parce que les gares, je me rends compte,

sont un lieu important dans ma vie, au sens où je les fréquente beaucoup.

J'avais pas prévu que la vie d'écrivain allait être autant nomade et voyageuse.

On passe beaucoup de temps dans les trains,

enfin je passe beaucoup de temps dans les trains, dans les gares,

donc je connais bien ces lieux.

Et puis cette gare-là, j'allais dire,

elle me ressemble pas au bonhomme que je suis,

mais à l'écrivain que je suis, c'est-à-dire que c'est une gare

qui est à Montparnasse, à Paris, Rive Gauche.

Il se trouve que c'est dans le quatrième arrondissement

et que c'est mon arrondissement de naissance.

Et puis c'est dans cet arrondissement aussi que je vis,

donc il y a un côté très sédentaire.

Et en même temps, c'est l'endroit par lequel on s'en va.

C'est l'endroit par lequel on arrive,

c'est l'endroit par lequel on bouge et je le fais énormément aussi.

Mon écriture est à ce double endroit-là,

de sédentarité et en même temps de se promener dans le monde

parce que j'ai besoin de ça.

C'est-à-dire que je pars, je remplis mon sac,

de souvenirs, d'odeurs, d'impression, de sensations

et je ne peux commencer à écrire que quand je rentre à la maison,

si je puis dire, parce que je crois que je n'écris jamais

dans les lieux où je suis.

J'écris sur le souvenir des lieux que j'ai traversés.

Vous avez sorti un livre récemment

et donc vous allez sillonner une partie de la France

et d'autres pays pour parler de ce livre.

Est-ce que vous faites un lien

entre l'importance qu'on les traversait dans votre écriture

et l'importance qu'on les traversait pour parler de cette écriture ?

Alors le lien que je fais entre l'écriture et le voyage,

pour moi, il est dans cet étrange, comment dire, ambivalence

entre être présent et s'effacer.

Moi, ce qui me plaît dans une gare,

c'est qu'on y arrive à moins d'y venir accompagner,

mais si on est seul, c'est que dès qu'on est dans la gare,

on n'est plus personne.

Et ça va continuer quand on monte dans un train,

à moins de discuter avec les gens qui sont autour de vous

et de raconter votre vie,

parce que moi, généralement, je ne fais pas.

Vous n'êtes personne, vous n'avez pas de nom précis,

on ne sait pas qui vous êtes, quelle est votre métier,

pourquoi vous allez à telle destination.

Et moi, j'adore ces moments de disparition à soi-même.

Je trouve qu'en fait, ils ne sont pas si nombreux dans nos existences.

On est toujours l'ami, le collègue, le voisin de quelqu'un.

On est toujours liés d'une certaine manière

à une espèce de petite société.

Le moment du voyage est un moment de repos de soi

que j'aime beaucoup.

Et en fait, je trouve que ce n'est pas sans lien avec l'écriture,

parce qu'il y a cet étrange paradoxe dans l'écriture

qu'évidemment, on est partout,

puisque ça n'est qu'une succession de choix que nous, on a fait.

Mais en même temps, le but du jeu,

on le sait par rapport notamment au personnage

qu'on essaie de faire vivre, à l'histoire qu'on déploie,

c'est aussi de disparaître.

En tout cas, moi, c'est ce que j'aime bien.

Donc je crois que c'est pour ça que pour moi,

voyages et écritures sont profondément liés.

C'est que j'y trouve le même paradoxe d'une présence

qui essaie de se dissoudre dans quelque chose.

Dans son dernier roman, Chien 51,

texte d'anticipation,

les checkpoints sont omniprésents.

L'auteur y poursuit sa réflexion

sur la migration empêchée.

Il nous parle de demain,

et cela résonne amèrement avec le présent.

Je suis Ira Kuprak.

Je vais d'une zone à l'autre.

Les réflexions grivoises du passeur.

La main qui loose parfois,

et qui s'arrête sur mes fesses

comme si le fait de me faire passer

d'un monde à l'autre,

l'autorisé à prélever un échantillon

de ce que je vais offrir là-bas,

n'ont pas d'importance.

Je continue.

Je sais vers quoi je vais.

Une fois le tunnel passé,

il y a cette nuit qui débute

et qui est à moi.

Je n'ai plus qu'à me changer

derrière la première voiture,

glisser mon pantalon noirci au genou

dans mon sac à dos,

et je ne suis plus Ira Kuprak.

Les portes s'ouvrent,

celui qui m'attend

à le don de se faire obéir.

Il lui suffit d'un geste, d'un mot.

J'ai rendez-vous, moi,

la petite Ira de rien,

que personne ne connaît,

que le passeur se croit autorisé à peloter.

La petite Irak n'a que sa beauté.

J'ai rendez-vous avec la chance

et rien ne m'arrêtera.

Vous dites que je ne devrais pas

que c'est vendre plus que son corps,

qu'il y a des étreintes qui salissent.

Vous ne savez rien.

Je suis née du mauvais côté,

mais je n'y resterai pas.

Les femmes qui vivent dans ces rues

que j'ai envie de lécher tellement

à son propre et brillante

n'ont jamais connu la violence

qui m'a élevée.

Je suis née par malchance,

mais rien ne dit qu'il fallait se contenter de cela.

Chien 51, Laurent Godet.

Est-ce que ce désir d'écrire

il est né dans un silence

de chambre d'adolescent ?

Est-ce qu'il est né dans un brouhât

de gare ou de départ ?

Est-ce que vous l'avez reconnu,

ce désir quand il est arrivé ?

J'ai mis du temps à le reconnaître

parce que je pense partie nidité

vis-à-vis de moi-même.

Je n'osais pas me motoriser

à penser que ça allait être possible.

Je crois que ça prend du temps.

On est souvent très empêchés à se dire

mais alors, est-ce que les autres

vont valider ça ? Est-ce que je vais faire les biens ?

Est-ce que ça va plaire ? Est-ce que je peux en faire quelque chose ?

Je me souviens d'avoir eu le sentiment

que quelque chose commençait un peu plus tard

quand j'ai écrit un texte

qui s'appelle Onisos le Furieux

mon premier texte publié

mais qui n'était pas du tout le premier texte que j'avais écrit

ni le premier texte que j'avais montré

ni le premier texte qui avait suscité des rencontres.

Il y avait déjà quelque chose d'enclenché

auquel je travaillais beaucoup

mais avec Onisos, je sais qu'au moment de l'écriture

je me suis dit là, là tu rentres dans quelque chose

et c'est un moment extrêmement précieux pour moi.

Ce texte-là, d'ailleurs, j'avais écrit

dans un café à Montparnasse

dans le brouhât du café.

C'est encore un lieu qui me plaît

parce qu'on est dans le même rapport

de disparition par rapport à ce qui nous entoure.

Est-ce qu'aujourd'hui, vous seriez capable

d'écrire dans le brouhât

ou est-ce que vous avez besoin de votre bureau ?

Je ne serais plus capable, malheureusement,

de faire comme j'avais fait avec Onisos

parce que maintenant, il me faut de la place, il me faut une table.

J'ai de plus en plus besoin

du calme et du silence

d'une table de travail.

Laurent Gaudier, on va quitter le quai 24

et on va quitter la gare Montparnasse

pour se rendre dans un endroit que vous m'avez proposé

qui est l'endroit où vous écrivez.

L'endroit où il y a cette table

et cet espace nécessaire.

C'est un étage.

C'est un test.

On n'arrive pas de plus à aller au brouhout.

Laurent Gaudier, nous avons changé d'endroit

60 ans.

Est-ce que vous pouvez nous décrire

ce nouveau lieu avec vos propres mots ?

Nous sommes dans mon bureau

qui est au cinquième étage

d'un petit immeuble parisien

dans une rue qui aujourd'hui est ensoleillée.

Il y a une grande bibliothèque face à moi

avec plein de livres très mal rangés

et surtout, le plus important,

une grande table en bois

qui a l'avantage d'être vaste

et donc je peux

me déployer

et foutre tout mon barda dessus,

les dossiers, les livres

plein de stylos et tout ça.

Est-ce que vous avez toujours eu besoin

de vous déployer

en documentation, en matériel d'écriture

ou est-ce que c'est plus nouveau ?

Non, je crois que j'ai toujours eu besoin de ça.

Dans la mesure où moi j'écris

essentiellement

sur des lieux

que je ne connais pas

ou des moments historiques

que par définition je n'ai pas vécu

il y a toujours eu ce travail de documentation

qui n'a jamais été un travail de recherche

d'exhaustivité

ou de connaissance parfaite de ce que j'allais

approcher mais qui est plutôt

une sorte de recherche de moments

d'inspiration. Donc je me plonge

dans la matière du sujet

mais je n'y vais pas en me disant

il faut devenir incollable sur cette matière

il faut juste que je cherche des pépites

que je vais ramener

et qui me seront utiles moi pour déclencher

donc c'est vraiment un travail assez particulier

qui est en fait assez libre.

Vous avez utilisé le beau mot de déclencher

l'écriture

comment cette écriture s'était

déclenché chez vous au départ

je crois que ça a commencé par le théâtre

et comment on passe

d'un déclenchement ou d'un déclic

à un premier texte fini.

Effectivement d'aussi loin que je me souvienne

moi il y a le désir d'écrire

est lié de manière assez bizarre

à la voix

en fait à la profération

ça a commencé en tant que spectateur de théâtre

effectivement j'ai été

émerveillé, fasciné, intrigué

par des spectacles qui me sont restés en tête

et que je n'ai toujours pas oublié

et l'envie de participer à ça

pour moi elle était possible

que en tant qu'auteur

je n'en visais pas une seule seconde

d'être comédien c'était pas possible

mais en saine non plus donc

ma manière à moi d'en être c'était écrire

mais donc du coup tout de suite écrire

pour la voix, pour ses voix-là

pour le plateau, pour la vie, pour les corps des comédiens

donc c'est vrai que

et encore aujourd'hui d'ailleurs je l'éprouve

aller au théâtre me donne envie d'écrire pour le théâtre

donc un déclencheur c'est quand même ça

de la même manière je pense que quand on est romancié

on est romancié parce qu'on est lecteurs d'abord

on a eu des émotions de lecteurs

et qu'on a envie de participer

à cette chose

Dans Onisos le Furieux

son tout premier texte de théâtre

Laurent Godet raconte la renaissance

de Dionysos qu'il transporte

non dans une gare mais sur un quai de métro

à New York

C'est Hubert Ginon

un comédien très cher à l'auteur

qui porte ce long monologue

en 1997

sur France Culture

une de mes extrémités

la chair se déchire et les eaux craquent

une jambe un bras et une jambe un bras

je suis un petit bout de chair démembrée

et sanguinolant

mes membres de nourrissant

gisent à quelques mètres de mon tronc

dans l'herbe sèche

des monts à grosses

mais ce n'est pas fini

les hommes qui n'étaient pas de tépée sarabes

n'avaient pas dansé ni mangé ni bu

et ils voulaient le travail accompli

faire la fête à leur tour

alors ils ont rassemblé chacun des morceaux

de chair

et les ont fait bouillir dans un soudron

du cuivre

ils les ont laissés émijoter

et ils ont avalé en riant

le ragout de nouveau nez

égorgé

déchiré et démembré

un petit Onisos

aîné

mais

les imbéciles

ont oublié le coeur

mon père

parce qu'il est le maître des dieux

parce que lui a entendu

l'écrit que je n'ai pas poussé

de ses mains d'argile

m'a fait naître à nouveau

et comment vous êtes passées

de l'écriture

pour le théâtre

et de l'expliquer

à un roman

pour une raison que je ne m'explique pas

moi ça a toujours été plus facile

de faire parler des personnages

que d'assumer une description

donc je pense que le théâtre était aussi

à l'endroit

où c'était plus fluide

et où ça me venait de manière plus naturelle

mais pour autant je me suis jamais dit

que j'allais être un auteur de théâtre

et uniquement un auteur de théâtre

le rêve qui était bien plus vaste

c'était d'écrire

dans tous les sens

donc j'avais un rendez-vous dans ma tête

avec l'écriture romanesque

je pense que ça m'impressionnait beaucoup

j'en suis même sûr

j'ai un peu retardé le moment de m'y mettre

mais j'ai toujours eu envie

de tester toutes les formes

y compris plus tard la nouvelle

la poésie

ce que je fais est une poésie très narrative

mais au départ

le rêve est un rêve

qui est très vaste en fait

qui est d'explorer le territoire de l'écriture

est-ce qu'aujourd'hui il y a

dans cette volonté

de faire parler des voix

et d'écrire pour d'autres voix que la vôtre

une autre forme qui vous intéresse

et que vous n'avez pas encore exploré

il y a un truc que j'adorerais faire

mais j'y arriverai jamais c'est des chansons

j'aimerais beaucoup écrire des chansons

parce que je trouve que c'est un vecteur

incroyablement populaire

qui peut profondément toucher

l'espagniais les gens à un endroit

dont on soupçonne pas la force

on commence à la soupçonner

quand on regarde en arrière

des chansons qui correspondent à notre jeunesse

ou à telles décennies

on se dit mais en fait à quel point

cette chanson est encore chargée de tout ce qu'on était

à l'époque donc ça serait merveilleux

mais j'ai essayé et il y a un truc avec la brièveté

qui colle pas pour moi j'arrive pas

je n'ai pas cette qualité d'écriture

d'arriver à saisir brièvement

une sénète ou un peu de la vie

qui nous entoure ou une époque

c'est pas tout à fait ma palette en fait

l'éclairci ou l'incendie

je ne te reconnais pas

pourquoi tu fais ça

dis moi est-ce que tu crois

qu'on entendra

mieux t'avoir

garde moi quand le monde nous dégoûte

quand il fait ses sorties

de route

ses voyages

en soute

garde moi quand tu n'as que tes points

plus personne pour tendre la main

plus que des ronds-points

l'éclairci

ou l'incendie

je ne te reconnais pas

pourquoi tu fais ça

dis moi

est-ce que tu crois

qu'on est vraiment plus chez soi

je ne me reconnais pas

dans tes combats

tu as ni chaud ni froid

de ta colère

ne me va pas

garde moi la vie

est belle

sous tes drapeaux

arc en ciel

l'éclairci

ou l'incendie

tu ne sais pas

où tu vas

pourquoi tu fais ça

dis moi est-ce que tu crois

qu'on entendra

mieux t'avoir

je ne te reconnais pas

qu'est-ce que tu crois

un coup dans les tomates

et le désir

qui s'en va

je ne sais pas

où tu vas

je ne te reconnais pas

je ne sais pas où tu vas

je ne te reconnais pas

je ne te reconnais pas

France Inter

La Source

Cécile Coulon

je suis dans l'entre-de-travail

de Laurent Godet

à quelques minutes à pied de la gare Montparnasse

ici une grande bibliothèque

en cadre le bureau

est-il possible pour Laurent Godet

d'écrire sans s'appuyer

sur une documentation importante

ça m'est très peu arrivé

pour les romans quasiment jamais

sauf peut-être pour le texte

qui s'appelle Paris Milvy

et encore j'ai quand même fait un petit travail

sur certaines figures historiques

qui apparaissent dans le texte

ça arrive plus souvent

pour le théâtre

j'ai moins besoin de chercher

ce que je connais

ou des situations contemporaines

pour lesquelles je n'ai pas besoin d'aller creuser

à droite ou à gauche

pour les poèmes narratives dont je parlais

c'est pareil

je ne sais pas si ça rentre dans la case

de documentation mais c'est des textes

qui ont pour la plupart été écrits

par rapport à des voyages

donc là c'est la mémoire

c'est le souvenir, il n'y a pas besoin de déployer

autre chose que le souvenir d'un lieu

pour au prince ou le Kurdistan irakien

avec ce que je perds bien sûr

dans ces souvenirs là, il y a des choses dont je ne me souviens pas

je ne vais pas aller retourner

lire mes petits carnet sur lesquelles j'ai écrit des choses

c'est aussi ce tamila moi je le trouve important

c'est au fond qu'est-ce qu'il reste

un mois plus tard, trois mois plus tard

donc oui ça m'est arrivé mais pour le roman

je ne crois pas que ça m'arrivera

parce que c'est une nourriture cette documentation

je crois pas que ça soit une béquille

je crois que c'est une...

en fait c'est cette façon là

c'est le chemin qui me passionne

moi je vais plonger dans un univers

m'en emparer, m'en imbiber

apprendre des choses, c'est un an de ma vie

un roman donc il faut aussi que pour moi

ça soit un chemin de connaissance

un chemin de curiosité

et la documentation elle est

à cet endroit là, alors juste pour préciser

quand on dit documentation, c'est pas forcément

lire un livre avec un stylo et faire des tas de notes savantes

ça peut être des photos

ça peut être

l'interview de quelqu'un dans un journal

ça peut être

une conversation, un podcast

enfin c'est des choses qui sont un peu plus vivantes

que simplement

c'est pas uniquement des marches universitaires pointues

pas du tout d'ailleurs

moi j'ai beaucoup travaillé à partir des photos

c'est un support qui génère beaucoup d'imaginaire chez moi

il n'y aura de prières que celles que je nomme

comme le silence des villages brûlés

après l'hépogrome

Corsac, pour les enfants noyés

les grandes léproseries et les bidonvilles

de prostitué

Corsac, prière à aucun dieu

aux hommes, seuls

de sang et de lumière

l'orangodée

et est-ce que en

en écrivant, on se quitte

ou est-ce qu'on se retrouve

est-ce que l'espace de l'écriture

c'est à la fois être un peu à côté de soi-même

ou de la personne qu'on est au quotidien

ou au contraire c'est être, c'est retrouver

ce qu'on aime le plus chez soi

C'est une réponse insatisfaisante

si je vous réponds les deux

parce qu'on a l'impression que je fuis la question

mais je le crois profondément

c'est ce que je disais tout à l'heure dans la gare

le grand paradoxe

de cet exercice d'écriture

est qu'on est à la fois partout

et en même temps qu'il y a un enjeu

d'effacement de soi je crois

moi je sais qu'il y a un moment donné

où le roman impose

que je disparaisse au sens où

c'est une structure pour moi un roman

c'est vraiment une question de structure et quand on a commencé

à établir une structure qui

tient debout, je pense qu'il faut

la laisser vivre debout et enlever

les échafaudages

et les échafaudages c'est soi-même

là où on se réinvite forcément dans la danse

c'est quelque chose dont on parle moins quand on parle

d'écriture alors qu'on en parle beaucoup

en peinture par exemple c'est la question du motif

moi je crois beaucoup que l'auteur

est dans ces motifs

on pourrait dire sur mes romans

mais comment on pourrait dire de tous les romanciers

tiens c'est marrant, au fil des romans

il y a toujours

une sorte de scène archétypale ou de figure

moi par exemple j'ai remarqué il y a pas très longtemps

qu'il y avait souvent un père

qui était porté par sa fille

ou un fils qui portait sur ses épaules sa mère

se portait là

il y a deux êtres qui sont souvent liés d'un point de vue familial

c'est quelque chose qui revient je n'ai pas décidé

ça doit sûrement dire beaucoup plus

de moi que ce que je pourrais dire

si je parlais explicitement de moi

c'est-à-dire que ces motifs-là

ces récurrences

moi je crois qu'elles sont là, c'est le siège

de l'identité de l'auteur, sans parler des thèmes

qu'il a aussi, ils finissent par dessiner

une cartographie de ce qu'on est

dans votre texte paris mille vies

il y a ce passage où un personnage

surgit et dit au personnage principal

mais qui est-tu ?

si j'avais surgit à la gare

et que je vous avais demandé mais qui êtes-vous

vous m'auriez répondu quoi ?

je vous aurais répondu bêtement

parce que je vous aurais dit je suis le rangaudé

et je suis écrivain, ce qui est absurde

mais dans ce genre de situation je suis bien incapable

de trouver mieux

et moi il me faut le temps justement de l'écriture

de la réflexion pour commencer à déplier un problème

cette question je la trouve absolument

elle est magnifique

elle est d'une complexité insondable

tout à la fois

et tellement changeant je ne veux pas faire de grande philosophie

mais tout cool

d'autres l'ont dit que moi bien avant moi

dès l'antiquité grecque

donc déjà on soit tout cool

il y a ce qu'on est consciemment

il y a ce qu'on a construit patiemment de soi

il y a tout ce qu'on ne sait pas être

il y a l'inconscient, il y a la pulsion intérieure

il y a ce qu'on aimerait être

il y a les rêves qu'on fait qui sont aussi une part de nous

il y a ce qu'on a perdu qui est encore en nous

toutes ces choses-là finissent par dessiner

il y a les mille façons dont nous sommes connectés aux autres

être le frère de quelqu'un

la sœur de quelqu'un

la mère, la fille

en plus on peut être tout ça à la fois

donc tout ça crée une sorte d'identité plurielle permanente

qui je trouve

et passionnant

et qui est extrêmement difficile à saisir dans l'écriture

c'est à dire que ça a l'air très facile

de le dire comme ça mais quand vous êtes face à un roman

pensez à vos personnages

avec cette richesse-là

c'est très compliqué parce qu'on a tendance

à figer nos personnages en disant

ça c'est le personnage de la sœur

et faire l'effort

et ralentir sur la sœur pour dire

est-ce qu'elle n'est vraiment qu'une sœur ?

évidemment personne n'est qu'une sœur

donc elle est quoi d'autre et là on commence

à travailler en tant qu'écrivain

c'est-à-dire rendre de l'épaisseur

à chaque petit être qu'on va construire

parce que je crois que c'est à ce prix-là qu'ils vivront dans l'esprit du lecteur

la nuit était tombée

car Mela tira le rideau de fer

elle ne voulait plus être dérangée

il y aura certainement

encore quelques clients tardifs

mais avec un peu de chance, se dit-elle

lorsqu'ils verront la devanture à moitié baissée

ils n'insisteront pas

de toute façon

s'ils appelaient, s'ils frappaient

elle était décidée à ne pas répondre

elle avait quelque chose à faire

et ne voulait pas être dérangée

elle passa derrière le comptoir

et avec nervosité

la main se saisir de la boîte en bois

qui lui servait de caisse

normalement, il devrait y avoir le compte

penses-à-telle

elle ouvrit la boîte et ses doigts

plongèrent dans la multitude

de petits billets froissés

tentant de les mettre en ordre

de les aplatir, de les compter

ils plongèrent dans cette masse de papiers

avec la frénésie des pauvres

il y avait de l'inquiétude dans ces gestes

elle attendait avec terreur

un verdict

suffisamment

d'ordinaire, elle faisait sa caisse

une fois rentrée chez elle

sans aucune impatience

elle savait bien au jugé

si la journée avait été bonne ou non

et elle n'éprouvait aucune hâte

à se le voir confirmé par le compte exact

des billets

mais ce soir, c'était différent

ce soir, oui, elle était sur sa caisse

dans la pénombre de sa boutique

comme un voleur sur son butin

le soleil d'escorta

l'orangodée

qu'est-ce qu'il vous reste

de vos personnages

une fois que vos livres sont publiés

et qu'ils appartiennent donc

à la pensée et au principe

à l'éducation de vos lectrices et de vos lecteurs

qu'est-ce qu'il vous reste à vous ?

c'est très étrange mais pas grand chose en fait

et je crois que ça m'est nécessaire

c'est à dire que c'est un sujet

c'est une question que je me pose souvent

qu'est-ce que c'est que ce drôle de rapport

qu'on entretient nous auteurs avec nos propres livres

la mémoire est bizarre

moi je sais que je suis incapable

de souvenir de manière vraiment précise

de beaucoup de choses par exemple

dans le soleil d'escorta qui est un peu le livre

iconique de mon petit parcours

il y a quelque chose que j'ai oublié

quand les gens m'en parlent, je dis

oui, c'était là dedans et je n'ose même pas le leur dire

parce qu'en revanche

si

il y a certains autres textes parfois même plus anciens

si vous me lisez à voix haute un passage

je vais peut-être être capable d'enchaîner

sur la phrase d'après

je serais incapable de le démarrer

parce que je n'en ai pas la mémoire

je n'ai pas appris par coeur mes textes

mais quand je l'entends et ça m'arrive parfois au théâtre

je sais quelle est la phrase d'après

donc ça c'est magnifique la mémoire qu'on a de soi

mais moi j'ai besoin d'oublier

parce que je vais le dire un peu bêtement

mais j'ai besoin de faire de la place

j'ai vraiment l'impression que je ne peux commencer

c'est plutôt le suivant qui m'intéresse

est-ce que vous diriez qu'un roman

chasse l'autre

ou qu'un roman fait naître le suivant

ou un peu les deux

on a le droit de répondre un peu les deux

ça va être le 1er temps mais j'ai dit un peu les deux

je crois beaucoup à la seconde idée

moi je sais que je pourrais jouer

à cet exercice-là de dire dans chaque roman

qu'est-ce qui fait naître le suivant

parfois ça n'a rien à voir en termes

d'époque

ou de géographie

mais je sais que par exemple

tel passage de tel roman

j'ai essayé un truc dans l'écriture

et que cette chose-là m'est restée en tête

et que c'est à partir de cette chose-là

que j'ai commencé le roman qui suit

donc moi je crois beaucoup à ce chemin

qui se fait de livre en livre

je pense que quand on termine un roman

on peut pas faire comme s'il n'avait pas existé

et on part de là pour le suivant

même si on l'avait déjà en tête

il y a longtemps

il n'aura pas la même forme et il ne sera pas écrit pareil

que celui qui précédait

a existé et vous a emmené

à des endroits précis

qui ont changé aussi votre pratique

donc je crois beaucoup à ce fil-là

et c'est ce qui fait que d'ailleurs

on me parle souvent du fait que dans mes livres

il y a un déplacement

qu'on est toujours dans un autre monde

que c'est d'ailleurs plaisant pour les lecteurs

de dire où est-ce qui va nous emmener

moi je suis plutôt frappé alors je ne suis pas un spécialiste

de mon propre travail heureusement

mais je suis plutôt frappé

en permanence d'un certain nombre de choses

moi c'est plutôt le fil qui me frappe plutôt que la diversité

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durée :00:56:17 - La source - par : Cécile COULON - Face aux quais de la gare Montparnasse, Laurent Gaudé nous parle de voyages et d’écriture, de départs, de rencontre et de quête. « L’écriture n’est pas un endroit de morale ou de politesse, mais d’exigence, oui. » - réalisé par : Anne WEINFELD